Scrabble et dictionnaires

Il ne s’agit pas ici d’une énième tribune pour ou contre l’acceptation ou le refus de tel ou tel mot, mais du mot Scrabble et de ses dérivés dans les  dictionnaires français, et ce, à l’occasion d’un évènement malheureusement passé largement inaperçu : le Scrabble est entré dans le dictionnaire de l’Académie française ! La publication de la 9e édition a commencé en 1986 et le 19 février 2020, le Journal Officiel a publié le fascicule Savoir-faire à Sérénissime, que l’on peut consulter sur le site web de l’Académie. L’astérisque indique un mot nouveau par rapport à l’édition précédente (1935). Il y en a beaucoup d’autres, il est prévu que la nomenclature passe de 28 000 à 60 000 entrées dans l’édition finale. L’Académie a opté pour une transcription phonétique « naturelle » au contraire de tous les dictionnaires courants qui utilisent l’API (Alphabet phonétique international). La datation des mots (première attestation documentée) est assez vague, puisqu’elle se situe au niveau du siècle, d’autres dictionnaires tendent à être plus précis. L’étymologie donnée est originale, puisque le nom du jeu viendrait de scribble et non de scrabble ! Ces deux mots, à la fois verbe et nom, sont, il est vrai, synonymes en anglais, mais pourquoi cette originalité ?

Mais remontons dans le temps… Le premier dictionnaire français à avoir inclus le Scrabble dans sa nomenclature est le Grand Robert, dans le supplément paru en 1970 :

À cette époque, on ne prononce que « scrabeul ». On ne sait pas à quoi fait référence la datation de 1966, mais la citation de 1967, qui complète heureusement une définition très vague, est surprenante : ainsi, on jouait déjà suffisamment au Scrabble pour en parler dans un newsmagazine (le Nouveau Candide est le principal concurrent de l’Express, à cette époque) et l’arbitre serait le Petit Robert, dont la première édition est parue cette année-là, et non le Petit Larousse ! Malheureusement, on ne sait presque rien du Scrabble à cette époque.

En 1974, le Scrabble fait son entrée dans le Quillet-Flammarion, dictionnaire publié depuis 1956 et disparu depuis. La définition du jeu n’avance guère le lecteur qui appréciera la phonétique « savante » et essaiera de la reproduire.

Parallèlement, le jeu de Scrabble s’organise avec l’avènement du duplicate et le règlement international accepte le mot « scrabble » bien qu’il ne fût pas dans le Petit Larousse, adopté comme référence. Dans le Larousse du Scrabble (1978), Michel Pialat écrit :

Bien que ne figurant pas encore au P. L. l. – souhaitons qu’il y fasse son entrée très rapidement ! -, SCRABBLE (mot déposé) est admis à ce jeu, en hommage à l’inventeur. Il mériterait pour lui-même, selon moi, une « super-bonification de 100 points à tout joueur qui le poserait sur sa grille! (C’est le vœu le plus cher de tout scrabbleur de « scrabbler », au moins une fois dans sa vie, avec SCRABBLE !)

C’est en fait dans le Petit Robert que Scrabble fait son entrée en premier en 1977. La définition précise maintenant qu’il s’agit de former des mots, il y a du progrès. L’article a très peu évolué depuis, mais les détails sont intéressants :

À partir de 1993, la prononciation change, la datation du mot Scrabble en français est avancée à 1962 et le dérivé scrabbleur, euse apparaît, daté de 1976. Pour en savoir plus sur ces datations, il faut consulter d’autres sources, notamment le Grand Robert (2e édition de 1985) :

La date de 1947 pour Scrabble interroge car d’après des sources concordantes, le nom été adopté un peu par hasard, peu de temps avant d’être déposé en décembre 1948. Scrabble-Magazine était l’éphémère journal de la FFSc en 1976-77 (4 numéros), avant la création de Scrabblerama. On peut admirer la documentation très spécialisée des rédacteurs, qui n’est toutefois pas complète car ils auraient pu dater le mot de décembre 1973 avec le numéro 0 de la revue belge le Scrabbleur ! Quant à « 1962 », le Grand Robert ne donne pas de source, mais il faut savoir que la plupart de ses datations sont issues du Trésor de la Langue Française, le monument réalisé par le CNRS entre 1971 et 1994. On peut noter deux erreurs, la longueur des mots qui « peut atteindre sept lettres » et la date de dépôt de la marque qui est 1948 et non 1950 :

SCRABBLE, subst. masc. Jeu de société consistant à combiner des lettres tirées au sort et à les placer sur les cases d’une grille, afin de former des mots dont la longueur peut atteindre sept lettres auxquelles sont attribués des points en fonction de leur fréquence et de leur difficulté. N’allez pas croire que je fais « peu de cas » des lettres. J’ai simplement répondu au joueur de scrabble qui me consultait, qu’elles ne possèdent pas d’autre nom, en français, que leur signe graphique et que c’est à leur place alphabétique qu’elles figurent dans nos dictionnaires, non à celle de leur prononciation figurée (Le Figaro littér., 30 mars 1970, p. 22, col. 4). Prononc. et Orth.: [skRabl], [-bᵊl]. Plur. des scrabblesÉtymol. et Hist. 1962 jeu de scrabble (L’Express, 29 nov., 49b ds HÖFLER Anglic.). N. de marque de jeu déposée aux États-Unis en 1950 (NED Suppl.2), appellation formée prob. d’apr. l’angl. to scrabble « gribouiller, écrire de manière incohérente, jouer des pieds des mains, chercher ou faire quelque chose à tâtons ».

Cette référence dans l’Express de 1962 est assez décevante, il s’agissait seulement d’une liste de conseils d’achats pour Noël. Au moins apprenait-on qu’un jeu de Scrabble coûtait « 30 NF » (nouveaux francs, précisons pour les plus jeunes) à l’époque et disponible au Nain bleu à Paris. Vous l’avez compris, la « première occurrence » d’un mot est au lexicographe ce que le « patient zéro » est à l’épidémiologiste. Une quête du graal et une grande satisfaction de s’en approcher toujours un peu plus… D’ailleurs, qui a utilisé les mots scrabbleur et scrabbleuse pour la première fois ? Nul ne le sait. Nous avons trouvé une attestation bien plus ancienne de Scrabble en français (1953).

Revenons aux dictionnaires avec le Petit Larousse. Le Scrabble y fait – enfin – son apparition dans le millésime 1979. La définition donnée est juste tout en restant concise. L’article ne subira que quelques modifications de détail jusqu’à nos jours. En 1981, la grille devient « spéciale » et la prononciation est ajoutée : le passage de [scrabeul] à [scrabl] se fait en 1998, cinq ans après PR et contrairement à ce dernier, le Petit Larousse conserve un [scrabeul] qui permet de différencier néophytes et initiés. En 1989, apparition dans le Petit Larousse du verbe scrabbler, qui est une vraie nouveauté et de scrabbleur, euse quatre ans avant PR (notez les hésitations dans la définition, la « joueuse » apparaît, disparaît…). En 2012, le verbe scrabbler sort avec plus de 500 autres entrées ! La notion de « lettres tirées au sort » complète la définition.

Entre temps, en 1985, le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (10 vol.) a donné un article un peu plus développé et, pour la première fois, le sens de « coup qui permet de déposer ses sept lettres » par métonymie (désignation d’un objet par un autre qui lui est lié). En revanche, la date de création du jeu est là aussi erronée (1946 au lieu de 1948).

À partir de 1989, la maison Hachette a publié un dictionnaire annuel, vendu moins cher que ces concurrents Larousse et Robert. La définition du Scrabble n’a pas changé depuis, mais en 1999 apparaissent là aussi scrabbleur, euse et en 2002 le verbe scrabbler (c’est d’ailleurs le seul dictionnaire actuel où figure ce verbe).

De 2004 à 2007 paraît le Nouveau Littré, d’après l’idée originale de partir de la version abrégée du Littré parue en 1875 et de la compléter par des mots et sens actuels. On y trouve une très bonne définition et plusieurs exemples. Malheureusement, des choix lexicographiques discutables et un faible succès commercial ont eu raison de ce dictionnaire.

Fin 2007 paraît chez Robert le Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d’Alain Rey, ouvrage d’un autre temps : extrêmement érudit, 10 000 pages sur papier bible, hors de prix et sans version numérique. La définition est peu claire… on peut se demander quelle est la « liste prédéterminée » ou le « nombre maximal de lettres » dont il est question dans la définition. Quinze ?

En 2008, Larousse a publié un nouveau dictionnaire, le Larousse des Noms Communs (complété par un Larousse des Noms Propres). L’idée était d’aller sur le terrain de Robert avec des informations étymologiques plus développées, des datations… ce qui n’a pas été une réussite si l’on en juge par les articles qui nous intéressent. En effet, Scrabble n’est pas daté et les deux autres articles sont datés de « 1985 » alors qu’ils figuraient, avant cette date, sans chercher bien loin, dans le Petit Larousse

En 2010, paraît le Dixel, qui deviendra le Robert illustré, annuel, concurrent direct du Petit Larousse. La définition du Scrabble est la même que dans le Petit Robert, aux informations de datation près, qui ont été enlevées :

Fin 2019, un nouveau venu est apparu dans le paysage dictionnairique français : le Dico est, suivant une démarche originale une version abrégée du Wiktionnaire. Du numérique au papier, totalement à contre-courant, il fallait oser. La définition mentionne pour la première fois qu’il peut y avoir plusieurs joueurs sur la même grille… et l’exemple donné montre que son auteur connaît un peu le sujet. Revu par des lexicographes professionnels, le Dico est un instantané précieux de la langue.

Contrairement au Wiktionnaire, qui permet un suivi, les dictionnaires numériques commerciaux (larousse.fr, ou le Grand Robert, désormais uniquement en ligne) peuvent être modifiés sans aucune traçabilité pour le lecteur, ni conservation des anciennes versions, ce qui est dommageable pour l’analyse de leur évolution. Ce panorama du Scrabble dans les dictionnaires français montre que les définitions données sont parfois imprécises, toujours partielles, fausses quelquefois et changeantes. C’est bien entendu le cas pour tous les mots. Il ne faut donc pas sacraliser « le » dictionnaire : il y a « des » dictionnaires, qui se contredisent souvent.

Contrairement au vocabulaire du bridge ou des échecs, le vocabulaire du Scrabble est totalement absent des dictionnaires généraux : pas de benjamin, blanchard, legendre, scrabblesque, scrabblier… En revanche, le duplicate est entré en 1989 dans le Petit Larousse et en 2002 dans le Hachette, grâce au bridge… Le dictionnaire Officiel du Scrabble a permis de reconnaître une partie prétirée ou topée et a accueilli en 2012 le topping qui est ce qu’on appelle un « faux anglicisme ».

Une première version de cette article a paru dans la revue Scrabblerama n°463 de juillet 2020.

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